Culture

11 03 2008

Que serait la litterature française sans… L’Uruguay

L’Uruguay a donné coup sur coup trois poètes aux lettres françaises : Laforguemedium_laforgue.gif, Lautréamontmedium_Lautreamont1.jpg, Superviellemedium_supervielle.jpg. Trois hommes que tourmente une inquiétude métaphysique. De quoi imaginer quelque genius loci, ou jurer par Taine.
Ce texte n’épuisera pas ce thème, en une page je ne resumerai pas ce qu’il y avait de remarquable dans les textes de ces poètes, parmi les plus sensibles et souvent les plus mélancoliques de la poésie française.Jules Supervielle (1884-1960), Français d’Uruguay – comme Lautréamont et Laforgue -, enfant adopté, exilé, a toujours eu du mal se définir, a se forger une identité unique. D’où sa fascination pour les doubles, les miroirs. De là aussi sa fantaisie et ce sentiment d’appartenance à la nature, de parenté avec le monde animal.

A l’élection de « l’entre-deux » comme espace privilégié de l’écriture, la biographie du poète apporte une première explication. Né à Montevideo, en Uruguay, de parents français, Jules Supervielle est à peine âgé de huit mois lorsque son père et sa mère, en août 1884, traversent l’Atlantique et rejoignent la France où ils disparaîtront accidentellement quelques mois plus tard. D’abord recueilli par sa grand-mère maternelle au Pays basque, Supervielle s’en retourne à Montevideo avec son oncle en 1886. Il en reviendra huit ans plus tard pour entreprendre ses études secondaires à Paris, au lycée Janson-de-Sailly. Son imaginaire d’orphelin va se loger entre deux mondes. Ses premiers essais d’écriture vont tenter tant bien que mal de conjurer l’oubli et de consoler la perte. La première plaquette de poèmes que Supervielle publie à compte d’auteur, en 1901, s’intitule significativement Brumes du passé . Elle s’ouvre sur un court texte « A la mémoire de mes parents »

———

«C’est au comte de Lautréamont qu’incombe peut-être la plus grande part de l’état de choses poétique actuel : entendez la révolution surréaliste!.»
André Breton

Isidore Ducasse  (Lautréamont), uruguayen-français, fut considéré par les surréalistes comme un précurseur de la révolution littéraire du XXe siècle. En 1867 paraît à compte d’auteur et sous l’anonymat le premier des six Chants de Maldoror. Le recueil complet, signé du comte de Lautréamont, sera publié en 1869 et passera inaperçu, de même que ses fragments en prose (Poésies, 1870), rédigés peu de temps avant sa mort. Réédités en 1874 puis en 1890, les Chants de Maldoror seront remarqués par les symbolistes puis exaltés par les surréalistes.

Dès le premier chant, le thème du «mal»  libère d’étranges forces obscures et salvatrices (celles de l’inconscient) que les chants III et IV amplifient de résonances ténébreuses. Parallèlement, Lautréamont déploie un art de l’ironie, se livrant à un détournement des traditions du récit populaire français et du roman noir gothique. Cette révolte blasphématoire se traduit sur le plan poétique par une sacralisation des fantasmes (cf le bestiaire du chant V).

Lautréamont se révèle un exceptionnel créateur de métaphores. L’exemple le plus caractéristique de cette capacité à concevoir de nouvelles images se trouve dans la série des «Beau comme!…»  des chants V et VI, où l’auteur supprime un des deux termes de la comparaison, atteignant à la quintessence de l’effet poétique recherché par les surréalistes.

———————–

Jules Laforgue

«Ah ! tout est bien qui n’a pas de fin.»
Jules Laforgue, Moralités légendaires.

Né à Montevideo en Uruguay, où son père est instituteur, Jules Laforgue, eut un destin malheureux.
Deux fois exilé, puisque ses parents, partis tenter la fortune à Montevideo, le renvoyèrent en France pour rejoindre ses cousins installés à Tarbes.
À l’âge de dix ans, il entre au lycée de Tarbes, à quatorze ans au lycée Fontanes (aujourd’hui Condorcet), à Paris. Il échoue au baccalauréat, et, tandis que sa famille rejoint Tarbes en 1875 et se regroupe, il vit très chichement d’humbles travaux de copie pour Charles Ephrussi, directeur de la Gazette des beaux-arts. Il fréquente d’abord Charles Cros et les milieux «décandistes», puis Maurice Rollinat et Paul Bourget. Il collabore à quelques petites revues et correspond avec Gustave Kahn.
Le retour de ses parents, qui n’ont pas réussi à l’étranger, est un moment heureux vite assombri par le malheur qui surgit en 1877 avec la mort de sa mère.
L’adolescent seul à Paris, connaît alors une vie difficile pleine de misère et d’ennui, qu’il exprime dans une poésie d’une ironie amère qui sera remarquée par le cercle des Hydropathes.
Grâce à quelques appuis dont celui de Paul Bourget, il obtient en décembre 1881, le poste de lecteur auprès de l‘impératrice d’Allemagne Augusta, grand-mère du futur Guillaume II, qui le fit voyager dans toute l’Europe. De 1881 à 1886, il séjourne à Berlin, accompagnant l’impératrice à Bade, à Coblence et à Elseneur. C’est dans cette dernière ville, selon toute vraisemblance, qu’il conçut son «Hamlet», ce conte des Moralités légendaires qui sera son autoportrait. Mais la sécurité matérielle ne fit pas disparaître l’ennui qui le hantait et qui imprime sa marque à sa poésie dans «Les Complaintes» (1885) par exemple qu’il fait alors éditer à compte d’auteur.
Atteint par la tuberculose, il quitte Berlin en septembre 1886, après avoir encore publié «L’Imitation de Notre-Dame la Lune». De retour à Paris, il épouse le 31 décembre 1886 une jeune Anglaise, Leah Lee, rencontrée peu auparavant.
Mais déjà le poète, miné par sa phtisie galopante, doit limiter son travail à quelques collaborations, entre autres à La Vogue de Gustave Kahn et à la Revue indépendante d’Édouard Dujardin. Laforgue meurt à Paris l’année suivante, dans le dénuement le plus complet; Leah Lee, qui avait contracté son mal, ne lui survécut que quelques mois.
Poète symboliste, Laforgue subit d’abord l’influence de Baudelaire, en qui il trouve l’expression de son ennui profond. Mais le spleen chez Laforgue prend plutôt la forme de la complainte, et nombre de ses poésies adoptent cette forme de chanson populaire où le grincement, la noirceur se mêlent à la rengaine gouailleuse des faubourgs (les Complaintes, 1885).
La musicalité des vers de Laforgue, et en particulier le travail très précis qu’il fait sur le mètre, utilisant volontiers le vers impair, se ressent de l’influence de Verlaine. Cette dimension du boitement, rendue par une métrique qui s’affranchit de plus en plus du vers traditionnel, fait évoluer sa poésie pratiquement jusqu’au vers libre dans les dernières oeuvres posthumes: «Des fleurs de bonne volonté» (1890); «Derniers Vers» (1890).
À l’ennui et à la tristesse de vivre ne s’oppose, dans son univers poétique, aucun idéal. Le réel est chez lui défiguré par un désespoir grinçant. Le personnage de Pierrot (l’Imitation de Notre-Dame la Lune, 1886) est la créature de cet univers marqué par la discordance. Laforgue apparaît comme un clown, et il faut dire qu’il a tout fait pour cela. Mieux que n’importe qui, il fut ce «Pierrot lunaire» dans une époque sevrée des vérités de l’âme et dangereusement ballottée entre les excès romantiques et les sécheresses du naturalisme.
Laforgue fut de ceux qui cherchèrent désespérément une issue poétique au drame humain. La pudeur – une pudeur toute naturelle – lui fit endosser cet habit d’Arlequin qui lui seyait à merveille. Aussi Laforgue passe-t-il, pendant longtemps, pour un simple amuseur, tant il est vrai qu’il mit d’humour, un humour personnel et grinçant, à ne pas dévoiler son âme. Dans Les Complaintes comme dans Les Moralités légendaires, dans les vers comme en prose, Laforgue n’écrivit pas un mot qu’il ne l’eût d’abord payé de toute son âme. Il fut ainsi, mais à visage couvert, plus innocent que Verlaine et que Rimbaud, et on ne peut le comparer qu’à William Blake.
Il fallait être un vrai poète, et un poète très proche de son âme, pour reconnaître l’homme sous le masque. T. S. Eliot ne s’y est pas trompé, qui disait que Laforgue était «plus proche de l’école de John Donne que n’importe lequel des poètes modernes anglais».
Émile Verhaeren, qui fut lui-même plus proche de l’enfance qu’on ne l’a dit, portait sur Laforgue ce jugement extrêmement sûr: «… un enfant, doux, primitif et simple, bon supérieurement et clair. L’esprit et la blague ne sont chez lui que des masques.» Ainsi apprit-on peu à peu à dégager Laforgue du personnage qu’il s’était composé.
Débarrassé du matériel de l’époque, ce Pierrot lunaire apparaît comme le frère de tous ceux qui, avec une angoisse vraie, cherchent vers la métaphysique une issue au destin de l’homme. L’actualité des thèmes de ce métaphysicien sentimental, son humour si particulier, sa sensibilité si neuve, son inquiétude déguisée en rêve, tout cela le rend non seulement proche mais nécessaire. On peut trouver une réponse aux problèmes d’aujourd’hui sans passer par Laforgue, mais on ne peut raisonnablement cerner l’inquiétude moderne sans l’avoir d’abord éprouvée en lui.


Actions

Information

Laisser un commentaire